Le docteur Spencer

Mon père m’avait dit un jour que le docteur Spencer soignait les gens de notre canton depuis près de quarante-cinq ans. Lui-même en avait soixante-dix bien sonnés et il aurait pu être à la retraite depuis longtemps. Mais il ne souhaitait pas se retirer et ses patients ne souhaitaient pas non plus le voir partir. Les mains, les pieds, la figure ronde : tout était menu chez ce petit bonhomme. Son visage était de surcroît brun et ridé comme une pomme ratatinée. Chaque fois que je le voyais, je me disais qu’il faisait penser à une sorte de lutin d’autrefois avec ses cheveux blancs en bataille et ses lunettes cerclées d’acier ; un petit lutin alerte et facétieux, à l’œil vif, au sourire éclatant et à la parole rapide. Il n’intimidait personne. Beaucoup de gens l’aimaient, plus particulièrement les enfants, qui appréciaient sa douceur.

« Quelle cheville ? demanda-t-il.

— La gauche », dit mon père.

Le docteur Spencer s’agenouilla sur le sol et sortit de son sac une grande paire de ciseaux. Puis, à mon grand étonnement, il découpa le pantalon de mon père jusqu’au genou. Il écarta le tissu et examina la cheville sans y toucher. Je regardai aussi. Le pied semblait tordu du mauvais côté et il y avait une grosse bosse sous la cheville.

« C’est une mauvaise fracture, annonça le docteur Spencer. Il vaut mieux t’hospitaliser sans perdre de temps. Je peux téléphoner ? »

Il appela l’hôpital et demanda une ambulance. Je l’entendis ensuite discuter de radiographies et d’une opération avec une autre personne.

« Est-ce que tu as très mal ? demanda le docteur Spencer. Veux-tu quelque chose pour calmer la douleur ?

— Non, répondit mon père. J’attendrai jusqu’à l’hôpital.

— Comme tu voudras, William. Mais comment diable as-tu fait ton compte ? Serais-tu tombé dans l’escalier de cette roulotte de malheur ?

— Non, dit mon père, pas exactement. »

Le docteur attendait la suite, moi aussi.

« A vrai dire, commença-t-il doucement, j’étais plutôt en train de braconner dans Hazell’s Wood… »

Il marqua un temps d’arrêt et regarda le docteur, qui était toujours agenouillé près de lui.

« Ah ! dit celui-ci. Oui, je vois. Et comment est-ce là-bas maintenant ? Beaucoup de faisans ?

— Des tas, répondit mon père.

— Quel beau sport, que le braconnage ! soupira le docteur Spencer. J’aimerais être encore assez jeune pour m’y adonner ! »

Il leva les yeux et vit que je le regardais avec étonnement.

« Tu ignorais que moi aussi j’avais un peu braconné, n’est-ce pas, Danny ?

— Oui, avouai-je, complètement abasourdi.

— Souvent, poursuivit le docteur Spencer, après les consultations du soir, je m’éclipsais du dispensaire par la porte de derrière et je partais à travers champs vers l’un de mes terrains de chasse secrets. Quand je ne chassais pas le faisan, je péchais la truite. Les ruisseaux regorgeaient de grosses truites fario en ce temps-là. »

J’étais à genoux sur le sol près de mon père.

« Ne remue pas, lui dit le docteur. Bouge le moins possible. »

Mon père ferma un instant ses yeux fatigués, puis il les rouvrit.

« Quelle méthode utilisiez-vous pour le faisan ?

— Les grains de raisin trempés dans le gin, répondit le docteur Spencer. Je les faisais macérer pendant une semaine entière avant d’aller les semer dans les bois.

— Ça ne marche pas, dit mon père.

— A qui le dis-tu ! reconnut le docteur. Mais c’était quand même très amusant.

— Un faisan doit avaler seize grains de raisin à lui tout seul avant d’être assez pompette pour se laisser capturer, dit mon père. Mon père a fait l’expérience sur des coqs.

— Je veux bien te croire, dit le docteur, car je n’en ai jamais capturé un seul. Les truites, en revanche, c’était une autre histoire. Sais-tu comment on s’y prend pour attraper une truite sans canne à pêche, Danny ?

— Non, dis-je. Comment fait-on ?

— Il faut la chatouiller.

— La chatouiller ?

— Oui, dit le docteur. La truite, vois-tu, aime se tenir immobile près de la berge. Il faut donc avancer en tapinois le long du bord jusqu’à ce que tu en repères une grosse qui te tourne le dos. Tu t’allonges alors sur le ventre et, lentement, très lentement, tu plonges la main dans l’eau, tu la glisses sous elle par-derrière et tu commences à lui caresser le ventre du bout du doigt.

— Elle se laisse vraiment faire ? demandai-je.

— Elle adore ça, dit le docteur. Elle aime tellement ça qu’elle s’endort littéralement. Dès qu’elle commence à somnoler, tu la saisis à pleines mains et tu l’expédies sur la berge.

— Ce truc-là marche, dit mon père. Mais il n’y a que les grands artistes qui le réussissent. Je vous tire mon chapeau, maître.

— Merci, William », dit le docteur Spencer d’un air grave.

Il se releva et alla à la porte de l’atelier pour voir si l’ambulance arrivait.

« Au fait, dit-il par-dessus son épaule, que s’est-il passé au juste dans les bois ? Tu as mis le pied dans un terrier de lapin ?

— C’était légèrement plus grand comme trou, dit mon père.

— Que veux-tu dire ? »

Mon père lui raconta comment il était tombé dans cette fosse gigantesque.

Le docteur Spencer se retourna vivement et le regarda, les yeux écarquillés.

« Je n’en crois pas mes oreilles ! s’exclama-t-il.

— C’est la pure vérité. Demandez à Danny.

— Elle était profonde, dis-je. Horriblement profonde.

— Juste Ciel ! s’écria le petit docteur, en sautant sur place de colère. Il n’a pas le droit de faire des choses pareilles ! Victor Hazell ne peut pas se mettre à creuser dans les bois des pièges à tigres pour les êtres humains ! Je n’ai jamais entendu parler de pratiques plus infâmes et plus monstrueuses de toute mon existence.

— C’est assez révoltant, admit mon père.

— C’est pire que ça, William ! C’est diabolique ! Tu sais ce que cela signifie ! Cela veut dire que les braves gens comme toi et moi ne peuvent plus sortir s’amuser un peu la nuit sans risquer de se briser une jambe, un bras ou même le cou ! »

Mon père hocha la tête.

« Je ne l’ai jamais aimé ce Victor Hazell, dit le docteur Spencer. Une fois, je l’ai vu se comporter de façon inqualifiable.

— Qu’a-t-il fait ? demanda mon père.

— Il avait rendez-vous avec moi à mon cabinet. Je devais lui faire une piqûre. Je ne me souviens plus quoi exactement. Toujours est-il que je me trouvais par hasard à ma fenêtre lorsqu’il est arrivé chez moi au volant de sa grosse Rolls-Royce. Je l’ai regardé descendre de voiture et se diriger vers le perron où dormait mon vieux chien Bertie. Et savez-vous ce que Victor Hazell, cet individu méprisable, a fait ? Au lieu d’enjamber le vieux Bertie, il l’a chassé de son chemin d’un coup de botte.

— Il n’a pas fait ça, tout de même ! s’est écrié mon père.

— Oh ! je t’assure qu’il ne s’est pas gêné.

— Et vous, qu’avez-vous fait ?

— Je l’ai laissé mijoter dans la salle d’attente pour chercher l’aiguille la plus vieille et la plus émoussée de mon cabinet, que j’ai limée avec une lime à ongles pour l’épointer encore plus. Quand j’ai eu terminé avec, mon aiguille n’était guère plus pointue qu’un stylo à bille. Alors j’ai fait entrer M. Hazell, je lui ai fait baisser son pantalon et lui ai demandé de se pencher en avant. Quand j’ai enfoncé l’aiguille dans son gros derrière, il a hurlé comme un goret qu’on égorge.

— Bien joué, dit mon père.

— Il n’est jamais revenu me voir depuis, dit le docteur Spencer. Et c’est tant mieux. Ah ! voici l’ambulance. »

L’ambulance vint se garer près de l’atelier et deux hommes en sortirent.

« Donnez-moi une attelle », dit le docteur.

L’un des deux hommes retourna chercher une fine planchette de bois dans l’ambulance. Le docteur Spencer s’agenouilla à nouveau près de mon père et fit doucement glisser la planchette sous sa jambe gauche. A l’aide d’un bandage, il les plaqua ensuite fermement l’une contre l’autre. Les ambulanciers apportèrent une civière qu’ils posèrent sur le sol. Mon père s’y installa tout seul.

J’étais toujours assis sur ma chaise. Le docteur Spencer vint vers moi et me posa une main sur l’épaule.

« Tu ferais bien de m’accompagner à la maison, jeune homme, dit-il. Tu pourras rester chez nous jusqu’à ce que ton père quitte l’hôpital.

— Il ne rentrera pas aujourd’hui ? demandai-je.

— Si, répondit mon père. Je serai de retour ce soir.

— Je préférerais que tu passes la nuit à l’hôpital, dit le docteur Spencer.

— Je rentrerai ce soir, répondit mon père. Merci d’avoir offert l’hospitalité à Danny, mais ça ne sera pas nécessaire. Il sera très bien ici en attendant mon retour. De toute façon, je pense qu’il dormira pendant la plus grande partie de la journée, n’est-ce pas, mon grand ?

— J’en ai l’impression, dis-je.

— Ferme la station et va te coucher, d’accord ?

— Oui, mais reviens vite, hein, papa ? »

On l’installa dans l’ambulance, dont les portes furent refermées. Je restai devant l’atelier en compagnie du docteur Spencer et regardai la grosse voiture blanche quitter la station-service.

« As-tu besoin d’un coup de main ? demanda le docteur Spencer.

— Non, tout va bien, merci.

— Alors, au lit et tâche de bien dormir.

— D’accord.

— N’hésite pas à me téléphoner, si tu avais besoin de quoi que ce soit.

— C’est promis. »

Le fantastique petit docteur regagna sa voiture et partit sur la route dans la même direction que l’ambulance.

 

Danny, champion du monde
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